Cueilleuse de crocus, peinture murale, xeste 3 d’Akrotiri (Théra), XVe siècle av. J.-C., Athènes, Musée national.
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Charles Baudelaire, Correspondances
Vieux marin disgracieux faisant passer sur son bateau les passagers de l’île de Lesbos à l’Asie Mineure, Phaon transporta un jour Aphrodite sans que celle-ci lui signale sa divine identité. En remerciement, la déesse offrit à Phaon un onguent parfumé qui lui rendit beauté et jeunesse aussitôt qu’il s’en fut imprégné, au point qu’il fut aimé de toutes les femmes, parmi lesquelles Sapho, qui se suicida de son dédain. Ainsi les Grecs inscrivirent-ils dans leurs mythes la place éminente du parfum comme agent de la séduction.
Si les odeurs se sont envolées désormais, nombreuses sont les sources qui permettent d’esquisser une histoire du parfum dans le monde grec. Philosophe et botaniste du ive siècle avant J.-C., Théophraste dans son traité Sur les odeurs indique l’ancienneté de la pratique tant pour les cultes (funéraires notamment, avec l’usage de l’encens) que pour les soins du corps durant la vie. Héritiers de la science égyptienne, les Grecs avaient élaboré des techniques de distillation, privilégiant certaines essences comme le laurier, la marjolaine, l’iris ou encore la cardamome. Théophraste nous livre également un certain nombre d’éléments de vocabulaire dont la variété atteste l’important développement de l’artisanat du parfum en Grèce antique. La fabrication alliait une essence aromatique principale broyée et infusée à l’eau ou au vin et un excipient, le plus souvent de l’huile d’origine végétale. L’union des matériaux pouvait se faire à froid par trempage ou à la chauffe au bain-marie. Le fixatif était constitué par une résine ou une gomme. Autre ouvrage essentiel pour notre connaissance des parfums antiques, le De materia medica de Dioscoride (médecin grec du ier siècle) reprend en grande part les écrits de Théophraste et en développe certaines recettes comme la formule de l’huile de rose (De materia medica, I, 43) que Théophraste décrivait déjà (Des odeurs, XXV, 33) et que mentionne également son contemporain Pline l’Ancien dans l’Histoire naturelle (XIII, 9). Cette recette met en œuvre la rose comme essence aromatique, l’huile d’olive verte, d’amande, de sésame ou de ben (moringa) comme excipient, le miel, le vin et le sel comme fixateurs et l’orcanète ou le cinabre comme colorant. Ainsi nous sont livrés quelques secrets du parfum de rose d’Aphrodite, fabriqué en son palais de Chypre, mais aussi celui du parfum le plus à la mode de Rome où les vers des Bucoliques de Virgile encensent la culture au début de l’Empire. Les peintures des amours parfumeurs d’Herculanum et de Pompéi filent donc la métaphore de l’amour et du parfum en harmonie avec une tradition déjà ancienne.
Autre source essentielle à notre connaissance, l’archéologie nous révèle la place du parfum depuis les origines de la civilisation grecque. Sur les tablettes en linéaire B du xiie siècle avant J.-C. mises au jour au palais de Pylos (Athènes, Musée national), des listes comptables signalent la coriandre pour le parfum et le commerce important du safran. De ces mêmes temps préhelléniques, les fresques de Santorin nous montrent des cueilleuses de crocus et de safran (image 1). Illustrant la récolte des fleurs à des fins en partie cosmétiques, ces témoignages du second millénaire avant notre ère trouvèrent des suites logiques dans le monde grec archaïque, avec la vaste diffusion des vases dans lesquels les huiles parfumées étaient conditionnées. Aux viie et vie siècles avant J.-C., Corinthe exporta par milliers (sans doute faudrait-il écrire millions) sur l’ensemble du pourtour méditerranéen de petits aryballes (vases globulaires) qui devaient être livrés emplis d’huile parfumée (image 2). À l’époque classique, certains vases à parfum épousent des formes qui sont sans doute évocatrices des produits mis en œuvre pour leur précieux contenu, telles les amphores miniatures qui devaient être remplies d’huile d’amande. Comme en un retour aux sources orientale et égyptienne du parfum, des flacons en verre moulé en millefiori (technique importée d’Orient) furent largement diffusés par les Grecs à partir du ve siècle avant J.-C.. Au luxe de ces contenants, parfois même confectionnés en cristal de roche ou en métal précieux, répondait le raffinement du contenu parfumé.
Bien silencieux restent tous ces vases quant à leurs contenus, et même si les recherches scientifiques viennent combler quelque peu leur vide, les parfums, les couleurs et les sons ne se répondent plus autant. Subsiste la légende pour retrouver la poésie érotique des parfums grecs, telle celle d’Héra, voulant reconquérir son mari volage à l’arrière-plan de la guerre de Troie (Iliade, chant xiv) : « De son corps désirable, avec de l’ambroisie, elle efface d’abord toute malpropreté. Puis elle prend une huile agréable et divine, parfumée à son goût ; lorsque dans le palais de Zeus au seuil de bronze, on agite cette huile, la senteur s’en répand au ciel et sur la terre ; elle en oint son beau corps […]. Zeus aussitôt l’aperçoit et l’amour aussitôt saisit son cœur prudent, un amour aussi fort que celui de jadis. »
Par Isabelle Bardiès, conservateur en chef au musée de Cluny à Paris